Terres cultivées menacées de disparition ?

AGRICULTURE. Des producteurs agricoles etcheminois craignent de perdre de terres en culture, aménagées au fil de nombreux efforts au cours des dernières décennies, au profit d’autres producteurs de Chaudière-Appalaches et d’ailleurs au Québec qui les achètent et les reboisent afin de pouvoir défricher de nouvelles terres chez eux, en échange.

Copropriétaire de la Ferme Aquilon de Sainte-Sabine, Luce Bisson se penche sur cette question depuis l’an dernier et a tiré différentes sonnettes d’alarme qui, selon elle, ont pris du temps à trouver écho auprès des instances régionales et provinciales.

C’est en août 2021 que Mme Bisson a lancé une première alerte auprès de la direction de l’UPA de Chaudière-Appalaches après avoir appris qu’une terre cultivée, située sur la route 204 à Sainte-Justine, avait été vendue à un producteur laitier de Saint-Joseph qui avait pour objectif de reboiser la prairie s’y trouvant pour, par la suite, défricher une surface équivalente (40 acres) près de chez lui.

« Cette terre était convoitée par un autre producteur de Sainte-Sabine et une partie de celle-ci était louée à un jeune producteur de bovins de Sainte-Justine qui aurait peut-être aimé l’acheter lui aussi. Du jour au lendemain, le propriétaire du terrain a décidé de le vendre au producteur de Saint-Joseph, assurément à gros prix », déplore-t-elle en ajoutant que cette transaction était légale et répondait en tout point au Règlement sur les exploitations agricoles (REA) du ministère de l’Environnement.

Celui-ci permet à un producteur dont les terres se trouvent dans un bassin ou sous-bassin dégradé (cours d’eau ayant 0,03 milligramme de phosphore par litre d’eau ou plus) de pouvoir défricher de nouveaux espaces de culture, pourvu qu’il en reboise une autre de superficie équivalente ailleurs.

L’ensemble de la MRC des Etchemins se trouve dans le sous-bassin dégradé de la rivière Chaudière du fait que la rivière Famine, qui passe par Sainte-Justine, alimente ce dernier cours d’eau, rappelle Mme Bisson.

« Que quelqu’un parte de Saint-Joseph ou d’ailleurs, achète une terre cultivable dans Les Etchemins et la reboise nous pose préjudice, car cela fait en sorte que nous perdons des superficies en culture que nous avons en trop petit nombre », indique-t-elle en rappelant que la MRC offre un couvert boisé à 85 % et que les possibilités de cultures sont plus limitées dans Les Etchemins en raison de sa situation géographique et du climat qui est plus froid à la base.

Elle s’insurge également contre le fait que l’ensemble de la MRC des Etchemins se trouve dans le sous-bassin versant de la Chaudière, qui est dégradé, alors qu’une partie de celle-ci, plus à l’est, est reliée au bassin de la rivière Saint-Jean qui, lui, ne l’est pas.

Reboisement et rencontre de producteurs

C’est en mai dernier que le terrain de Sainte-Justine aurait finalement été reboisé. « Quand je suis allé sur place et que j’ai vu qu’ils étaient en train de planter des arbres sur cette belle prairie, j’ai publié un post Facebook qui a fait réagir bien des gens. Dans la semaine qui a suivi, j’ai eu une cinquantaine d’interventions de toutes sortes », soutient Mme Bisson en ajoutant que son post avait également fait réagir l’UPA, car il mettait à jour une situation qui était beaucoup plus commune que les gens pensaient.

Une rencontre réunissant des producteurs de la région a finalement eu lieu le 31 mai dernier à Saint-Georges. Neuf producteurs etcheminois étaient présents à cette assemblée d’information qui réunissait les administrateurs de la fédération, un aménagiste de l’UPA ainsi que le président directeur général, Martin Caron, par vidéoconférence.

« Ils nous ont expliqué que le REA était en voie d’être modifié pour limiter à un rayon de 50 km l’échange de terrains cultivables. En même temps, on nous a dit que d’autres modifications étaient prévues à l’automne et que ce n’était peut-être pas une bonne idée de trop brasser d’affaires, pour ne pas risquer de perdre les acquis qu’on avait obtenus ou que nous étions sur le point d’avoir. On nous a également dit qu’il faudrait tenir des rencontres avec le monde municipal pour les informer de la situation », mentionne-t-elle.

UPA et MRC réagissent à la situation

Invité à commenter la situation, le préfet de la MRC des Etchemins, Camil Turmel, se réjouissait de la volonté du gouvernement d’apporter des modifications à loi afin de limiter à 50 km le rayon d’application des échanges de terrains agricoles, ajoutant toutefois que « cela n’aurait de toute façon rien changé dans le cas de la transaction de Sainte-Justine. »

« Je crois que la question des échanges de terrains devrait se faire par territoire de MRC et il faut que nous soyons impliqués dans la prise de décision », a-t-il précisé en rappelant qu’une MRC ne peut, pour le moment, intervenir pour empêcher le reboisement de terres agricoles du fait qu’il s’agit d’une loi provinciale.

Président de l’UPA Chaudière-Appalaches, James Allen se dit lui aussi en accord avec la proposition du préfet etcheminois, ajoutant que cela permettrait d’éliminer plusieurs situations comme celle vécue à Sainte-Justine ou dans d’autres régions.

S’il se réjouit du projet de loi omnibus visant à limiter à 50 km la zone pour de possibles échanges de terrains cultivables, il croit que cela ne règlera pas tous les problèmes et que le gros bon sens doit primer. En ce sens, le moratoire sur les terres en culture, mis en place par André Boisclair du temps qu’il était ministre de l’Environnement et qui est toujours en vigueur, doit être revu ou carrément aboli, selon lui, car il est à la source de toute cette problématique.

« Il y a beaucoup de rivières qui se sont améliorées au fil des ans et qui sont toujours dans la liste des cours d’eau dits dégradés », rappelle-t-il en s’élevant contre les producteurs qui « étirent l’élastique beaucoup trop » en reboisant des terres agricoles ailleurs pour se développer, au détriment des autres.

Président du Syndicat de l’UPA des Etchemins, Christian St-Pierre se dit lui aussi horripilé de voir des producteurs, même ceux œuvrant au sein de même région comme c’est le cas ici, acquérir des terres agricoles pour les reboiser.

« On ne peut pas empêcher un producteur de faire l’acquisition de la terre d’un autre producteur, c’est normal, mais il faut que ça reste de nature agricole. Si je décidais de prendre une terre à Saint-Joseph et de la reboiser, les gens de ce secteur ne seraient pas d’accord », soutient-il. S’il se réjouit que le dossier soit de plus en plus connu, il déplore que de plus en plus de producteurs cherchent à tirer profit de cette faille du REA, bien souvent au détriment d’autres régions comme Les Etchemins.