Saab se plaint qu’Ottawa discute déjà avec Lockheed pour l’achat des chasseurs F-35

OTTAWA — Le constructeur suédois d’avions Saab se plaint qu’Ottawa discute déjà avec Washington et le géant américain Lockheed Martin pour acheter le chasseur F-35, estimant que de telles discussions n’étaient pas censées faire partie du processus d’appel d’offres pour les nouveaux avions de chasse canadiens.

Le gouvernement libéral a annoncé en mars dernier que le F-35 avait devancé l’appareil Gripen de Saab dans le processus d’appel d’offres de 19 milliards $ pour acheter 88 nouveaux chasseurs qui doivent remplacer les CF-18 vieillissants. 

Les ministres ont ensuite amorcé des négociations finales avec Washington et le fabricant du F-35, la société américaine Lockheed Martin, pour déterminer le coût définitif, le calendrier de livraison et les retombées économiques de cet appareil pour les entreprises canadiennes. 

Les ministres ont toutefois précisé à l’époque que l’accord pour le F-35 n’était pas finalisé, le gouvernement canadien se réservant la possibilité de discuter avec Saab si les pourparlers avec Lockheed Martin devaient s’enliser.

Or, lors d’une comparution jeudi devant un comité des Communes, le président de Saab Canada, Simon Carroll, a soutenu qu’il ne devrait rien y avoir à négocier à cette étape-ci de l’appel d’offres. 

«De récentes déclarations du gouvernement ont indiqué que le Canada négociait les coûts, le calendrier de livraison et les avantages économiques avec notre concurrent», a déploré M. Carroll au Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires.

«Il ne devrait y avoir aucune négociation sur ces éléments critiques. Ces éléments de la réponse des soumissionnaires devaient être engagés puis évalués dans le cadre du processus d’appel d’offres», a-t-il soutenu. M. Carroll a accusé plus tard le gouvernement de ne pas respecter le processus qui avait été présenté à Saab. 

La porte-parole de Services publics et Approvisionnement Canada, Michèle LaRose, a indiqué vendredi que le ministère suivait les étapes présentées aux entreprises lorsqu’elles ont été invitées à soumettre leur offre. «La phase de finalisation est toujours en cours et est exécutée comme précisé dans les documents d’appel d’offres, indique Mme LaRose. Au cours de cette phase, le soumissionnaire qui se classe le mieux doit ensuite démontrer qu’un éventuel contrat répondrait à toutes les exigences du Canada.»

Lockheed Martin a refusé de commenter, affirmant que ce serait inapproprié compte tenu des négociations en cours.

Plusieurs questions à préciser

Lorsque le gouvernement a annoncé l’ouverture de négociations pour le F-35 de Lockheed Martin, en mars, la ministre de la Défense, Anita Anand, avait qualifié le processus de «rigoureux». Pourtant, un haut responsable des acquisitions a indiqué que la portée des négociations serait néanmoins assez large.

«Nous devons discuter des besoins en capacité, des coûts, des échéanciers, a déclaré le sous-ministre adjoint de Services publics et Approvisionnement Canada, Simon Page. Il reste donc encore pas mal de paramètres et de variables à discuter avec l’entreprise.»

Quant à la facture prévue de 19 milliards $, un chiffre que le gouvernement avait annoncé pour la première fois en 2017, Mme Anand a déclaré qu’il serait «encore affiné».

Et tandis que les responsables de l’époque exprimaient leur optimisme quant à la signature d’une entente d’ici la fin de 2022, pour une livraison du premier F-35 d’ici 2025, Lockheed a déclaré que les négociations pourraient se prolonger l’année prochaine, avec le premier chasseur livré en 2026, au plus tôt.

Le colonel à la retraite Alan Stephenson, qui est aujourd’hui analyste de la défense pour l’Institut canadien des affaires mondiales, estime que les pourparlers entre Ottawa, Washington et Lockheed Martin ont été «opaques», avec peu de mises à jour ou de détails. Mais il rappelle aussi que si Saab s’estime vraiment lésé par le processus d’appel d’offres, il pourrait toujours se tourner vers la Cour fédérale ou le Tribunal canadien du commerce extérieur. «Ils jouent un peu un jeu, ici», avance le colonel à la retraite. 

La porte-parole de Saab, Sierra Fullerton, n’a pas répondu vendredi à la question de savoir si le constructeur suédois avait déposé une contestation judiciaire, ou s’il avait l’intention de le faire. «Comme indiqué lors de notre comparution (jeudi), Saab a fourni des engagements fermes au Canada sur les prix, le calendrier de livraison et les retombées économiques pour l’industrie canadienne. Nous soutenons cette offre», a-t-elle indiqué dans un courriel.

Quant à savoir pourquoi de tels «détails», comme le coût et le calendrier de livraison, n’ont pas été inclus dans l’offre du F-35, l’ex-colonel Stephenson a déclaré qu’il est beaucoup plus complexe d’acheter de l’équipement militaire que des crayons, compte tenu de divers facteurs qui doivent être pris en compte.

Pour le F-35, cela inclut le fait que le Canada n’est que l’un des nombreux pays intéressés par l’appareil. Cela signifie que les deux parties doivent déterminer à quel moment le premier avion canadien sera livré, ce qui a un impact sur le prix. 

Philippe Lagassé, professeur à l’Université Carleton, qui a déjà été chargé par le gouvernement de surveiller les projets d’approvisionnement militaire, a déclaré que le fait que Saab reste en lice pendant que ces détails sont réglés avec Lockeed Martin constitue déjà une amélioration par rapport aux acquisitions précédentes.

«Selon moi, c’est une leçon tirée des achats passés, a-t-il déclaré. Si on discute de tout cela une fois que le gagnant est annoncé, le Canada perd beaucoup de pouvoir de négociations.»