Vivre le moment présent avec une personne atteinte de l’Alzheimer

TÉMOIGNAGE. Alzheimer, un mot aussi mystérieux que sa définition. La science aura beau expliquer le cerveau et le démystifier en différents langages, le voyage de la détérioration de la mémoire est irréversiblement déconcertant. Voir la mémoire d’un être cher se détacher de lui à petit feu et attendre le jour où cette personne t’a complètement oublié sont des plus troublantes expériences. Mais, il reste entre ces deux phases, le moment présent.

Pour le temps de cet article, je laisse de côté mon chapeau de représentante du journal pour revêtir mon rôle de la fille de ma mère. En ce mois de l’Alzheimer, j’accepte de vous raconter ma perception de cette maladie que j’ai longtemps appelée la maladie maudite. Et par le fait même, comment je parviens à vivre avec ma mère de beaux moments mémorables.

Alzheimer, sans pouvoir me l’expliquer, ce mot m’a toujours glacé le sang. Et un jour, une de mes tantes a eu le diagnostic, ensuite ce fut le tour de ma mère et par la suite, une autre tante. Trois sœurs inséparables qui s’appelaient tous les jours et puis un jour, le téléphone a cessé de sonner.

« Ma fille, n’oublie jamais que je t’aime. »

J’étais avec ma mère lorsqu’elle a reçu le diagnostic. La panique dans ses yeux, elle me répétait qu’elle n’était pas comme sa sœur : « Tu as raison maman, tu es différente d’elle, mais, hélas, tu perds aussi ta mémoire », lui expliquais-je le plus doucement possible. Elle ne saisissait pas la portée de la maladie sur elle-même. Qui pourrait lui en blâmer? Elle a longtemps été dans un grand déni. Un jour, lors d’une célébration du jour de l’An, ma mère me souffla ces mots au téléphone : « Ma fille, n’oublie jamais que je t’aime ». Commençait-elle à réaliser que son cerveau se pétrifiait ou que sa mémoire lui faisait plus que lui jouer des tours, je ne sais pas. Mais je me suis mise à pleurer. Et pleurer.

Le plus difficile pour moi a été d’admettre que je ne pouvais plus aider ma mère à comprendre ce qu’elle vivait puisqu’elle n’encodait plus les paroles, ni de prendre soin d’elle à la maison. Mon père était décédé, la résidence devenait la meilleure solution. Cet acte de foi que de mettre ma mère entre les mains de personnes que je ne connaissais pas a été très dur, mais à partir de cette réalité, la nouvelle vie de ma mère — ailleurs que chez elle — a été d’une certaine façon bénéfique dans la guérison de cette culpabilité qui me rongeait. Au début, j’arrivais à sa chambre la gorge nouée d’émotions, incapable de converser avec elle, et je la quittais en me vidant, une fois chez moi, de toute ma colère et de mes larmes. Un jour, je me suis ressaisie et j’ai entamé une nouvelle relation que j’ai tissée avec ma mère : vivre entièrement le moment présent avec elle.

Lorsque je vais voir ma mère, je l’interpelle comme j’ai toujours fait, maman. Je refuse de la laisser me regarder en se demandant qui je suis. En entendant le mot magique « maman », ses yeux brillent et je la vois se ressaisir comme pour reprendre le meilleur rôle de sa vie, celle de mère. Nous nous assoyons dans sa chambre ou dans le grand salon communautaire et nous nous berçons, comme nous le faisions chez elle. Parfois, j’arrive avec un dîner, une poutine comme elle aimait autrefois. Bien que je sais pertinemment qu’une fois partie, elle oublie ma visite, je lui offre ma présence, un moment présent qu’elle savoure.

Je lui apporte fréquemment des vêtements, car ma mère a toujours aimé la mode. Elle aime les enfiler comme autrefois. Le temps des Fêtes est synonyme de musique de Noël. J’aime m’asseoir avec elle et l’entendre chanter par cœur les paroles des chansons. Sa mémoire renaît tout d’un coup et elle rit, elle a toujours été ricaneuse. En fait, j’essaie de vivre le moment présent en ressortant des traits de sa personnalité, qui, à mon grand soulagement, sont demeurés fidèles à qui elle est. Même si elle répète sans cesse les mêmes questions et qu’il n’est plus possible de tenir une conversation, avec elle je lui rends la même patience et le même dévouement, du moins je l’espère, qu’elle a eu envers moi.

Je ne sais pas comment je réagirai lorsque je ne reconnaîtrai plus son regard. Je me refuse l’idée de la laisser mourir à l’intérieur d’elle, avant son heure. J’entends trop souvent les gens dire que la mort serait plus qu’une délivrance pour ces personnes atteintes de l’Alzheimer. Mais en y pensant, et si c’était nous qui avions besoin d’apprendre quelque chose d’elles? Ma mère a toujours été une femme de foi et elle continue de me l’enseigner, et ce bien malgré elle.